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Bart
Le molosse au poil noir et feu promena son énorme mufle sur les mollets de Bart, qui, malgré l’épaisse muselière et la présence d’un vigile à l’autre bout de la laisse, se contint pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Par chance il y avait du monde en cette heure tardive, et les maîtres-chiens, pour éviter la cohue à l’entrée de la station, passaient rapidement d’un voyageur à l’autre.
Bart avait toujours détesté les clebs, ces auxiliaires zélés des keufs et des honnêtes citoyens. Combien de fois les avaient-ils virés, ses potes et lui, de la cave ou de la maison vide où ils s’étaient posés ? Lâchés sur leurs talons, les molosses écharpaient avec une férocité inouïe les plus faibles de la bande, les filles ou les garçons trop défoncés pour fuir, et personne, pas un journaliste, pas un défenseur des droits de l’homme, pas un keuf, pas un avocat des causes perdues, pas une association, ne s’était élevé contre ces variantes urbaines et nocturnes de la chasse à courre. Les cadavres disparaissaient, probablement transportés dans les morgues clandestines où des dépeceurs peu scrupuleux prélevaient ce qui restait d’organes. La demande en chair fraîche augmentait chaque année, et les trafiquants orientaux, sud-américains et africains ne parvenaient plus à approvisionner le marché : les clients, occidentaux et moyen-orientaux pour la plupart, boudaient les pièces en provenance des pays où sévissaient les épidémies de SIDA et de grippe aviaire foudroyante.
Les renseignements transmis par le parrain de la cellule 22 étaient d’une précision implacable : il avait promis à Bart que la surveillance de la station ne serait pas assurée par les brigades équipées des tout derniers détecteurs électroniques, mais par de simples milices privées accompagnées de chiens dont l’odorat restait facile à tromper. Il avait ajouté que, malgré l’heure tardive, la rame serait bondée entre Châtelet et Les Halles, que le feu d’artifice, TON PUTAIN DE FEU D’ARTIFICE, MEC, ferait au moins une cinquantaine de morts et deux fois plus de blessés.
On avait appelé Bart aux alentours de 18 heures, on l’avait foutu à poil, on avait plongé des pinces à peine plus grosses que des cheveux dans les minuscules cratères disséminés sur son corps, on avait dégagé et relié entre eux quelques-uns des fils et des circuits imprimés sertis sous sa peau, on avait bidouillé son téléphone portable, on lui avait dit de composer un numéro à trois chiffres à 23 heures précises.
Les autres membres de la cellule 22 l’avaient fixé avec de l’envie et de l’admiration dans les yeux. Il allait enfin glisser de l’existence à la légende. Partir dans une somptueuse gerbe de particules en soufflant plusieurs dizaines d’hommes et de femmes. La cellule 22 n’était pas l’un de ces groupes extrémistes qui commettaient des attentats suicides au nom d’un Dieu, d’une patrie, d’un clan ou d’une idée, elle se composait de garçons et de filles qui s’étaient seulement engagés à mourir avec fracas, puisque, croupissant depuis l’enfance dans les sous-sols des immeubles éboulés, ils n’avaient connu qu’anonymat, mépris et grisaille. Les parrains, leurs bienfaiteurs, leur donnaient les moyens de réaliser leur rêve : on leur fournissait le matériel, des explosifs miniaturisés et puissants qu’on insérait à l’intérieur de leur corps dans une cave sordide transformée en salle d’opération, puis on leur indiquait les lieux et les horaires les mieux adaptés à leur volatilisation. En contrepartie, les parrains revendaient aux réseaux extrémistes les bénéfices médiatiques des attentats suicides. Les clients, religieux, paramilitaires ou politiques, étaient prévenus la veille des attentats, le temps de rédiger un communiqué qui, aussitôt envoyé aux agences de presse, crédibiliserait leurs revendications. Que leur suicide fût récupéré par des mouvements indépendantistes ou fanatiques n’avait strictement aucune importance aux yeux des aspirants au néant – Bart et ses potes s’appelaient entre eux les néantistes. Eux voulaient seulement se métamorphoser en souffle brûlant, se disperser dans un ultime frisson de chaleur et de sang. Le monde avait nié leur existence, il serait sidéré par leur mort.
Bart craignait que les battements de son cœur détraqué ne déclenchent trop tôt le chapelet d’explosifs enfouis dans son corps. L’odorat des chiens ne pouvait pas déceler les pains minuscules emballés dans des enveloppes de silicone parfaitement étanches. Ni les détecteurs électroniques sans doute, mais le parrain disait que la technologie progressait à toute vitesse, qu’il faudrait bientôt concevoir d’autres systèmes pour passer au travers des mailles. Les flics disposaient déjà de bécanes qui permettaient de visualiser les pensées des suspects. C’était la raison pour laquelle, certainement, les bienfaiteurs ne se présentaient jamais à visage découvert devant les membres de la cellule 22. On ne voyait même pas leurs yeux, planqués derrière des lunettes teintées, et ils portaient, sous leurs cagoules, de petits appareils qui apparentaient leurs voix à celles du seigneur Dark Vador ou des pauvres bougres opérés d’un cancer de la gorge.
Bart avait rencontré les autres fondateurs dans une ancienne prison démolie par les bombardements et jamais reconstruite. Des garçons et filles qui n’avaient pas trouvé leur place dans le monde, même pas eu l’idée de la chercher. Serrés dans une cellule minuscule aux murs lépreux et couverts de graffitis – la 22, on voyait encore le numéro gravé dans l’acier de la porte –, blottis dans la torpeur bienfaisante offerte par la promiscuité, l’alcool, la crasse et le shit, ils avaient créé le mouvement néantiste. Rien pour la vie tout pour la mort était leur devise. Ils avaient institué une sorte de baptême du néant, une cérémonie au cours de laquelle ils choisissaient un nouveau nom et s’engageaient solennellement à crever en arrachant un morceau de ce putain de monde qui refusait de les reconnaître. C’est ainsi qu’Aurélien était devenu Bart, comme Bart Simpson un héros de dessin animé, un sale gosse tout jaune et mal fichu, un symbole de mauvais goût et de désordre avant le conflit contre le Moyen-Orient. Il ne lui avait pas été très difficile de renier son ancienne identité. Ses racines pourrissaient depuis bien longtemps sous les cieux maussades de Normandie. Il avait quitté son village natal à l’âge de quinze ans, et sa famille, père revenu fantomatique du front, mère alcoolique, frère abruti, n’avait pas cherché à le retenir. S’étaient-ils seulement aperçus de son départ ? Il n’avait pas éprouvé le moindre regret, ni le moindre soulagement d’ailleurs, en passant du petit vide familial au grand vide social. Il avait traîné son inertie dans différents milieux, il s’était prostitué pour se payer son shit – une saloperie qui explosait les neurones et habillait le rien de spirales éclatantes –, il avait intégré un groupe d’artistes souterrains qui pratiquaient la sculpture sur corps, puis il avait croisé les compagnons de la cellule 22 et entrevu la porte de sortie, l’issue glorieuse.
Bart s’engouffra dans la rame bondée et consulta l’écran de son téléphone portable : cinq minutes avant de presser les trois touches fatidiques.
Cinq minutes avant de quitter la scène.
À l’extrémité du quai, les vigiles et leurs molosses s’acharnaient sur un SDF dont le tort principal était d’avoir davantage de piquette que de sang dans les veines. Curieusement, alors qu’il croyait n’avoir jamais prêté attention aux paysages de son enfance, une nuée de souvenirs se leva en Bart. Il se revit courir dans les chemins creux de son village, explorer les ruines des maisons ensevelies sous les ronces, respirer jusqu’à l’écœurement l’odeur de moisissures et de terre humide, se baigner entre les nénuphars et les grenouilles, écrabouiller les aspics à coups de bâton et de pierre, se rouler dans l’herbe printanière, se gorger du parfum capiteux des lilas en fleur. Il avait été ce garçon rêveur assis à côté d’une fenêtre de la classe et bercé par la voie ensorcelante de la maîtresse, ce collégien changeant de salle toutes les heures et d’amours tous les quinze jours, ce gardien de but médiocre dans l’équipe minime du canton, cet adolescent fumant sa première cigarette, prenant sa première cuite, embrassant et pelotant sa première conquête, ce quasi-homme éjaculant dans la bouche ou la main d’une fille maladroite. Il n’avait pas été le spectre malheureux qu’il s’était complu à cultiver, à façonner. Si son passé s’habillait des couleurs ternes des existences médiocres, le malheur, le grand malheur, n’avait jamais frappé à sa porte. Découvrir tous les soirs sa mère bourrée et vautrée sur le canapé du salon, les pattes en l’air, la robe de chambre largement ouverte sur un corps à la blancheur et à la maigreur désolantes, ne pouvait pas réjouir le cœur d’un fils, mais certains de ses copains, eux, étaient frappés au sang par leur père ou l’amant de leur mère, d’autres avaient sauté sur une mine oubliée et perdu une jambe ou un bras, d’autres encore avaient chopé une saleté de virus qui leur donnait moins de dix ans d’espérance de vie. S’il avait eu la chance d’être placé devant une véritable épreuve, Bart ne se serait sans doute pas trouvé dans ce foutu tromé avec, dans le corps, une dose de semtex troisième génération à faire trembler tous les murs de Paris. Chance, malchance, les chemins semblaient tracés d’avance, balisés par la fatalité.
Trois minutes. Le compte à rebours s’affolait tandis que la rame s’immobilisait le long du quai de la station Saint-Michel. Bart ne prêta pas attention aux mouvements des voyageurs. Il constata seulement que les voitures se remplissaient, que des hommes et des femmes assis sur les strapontins se levaient pour permettre aux nouveaux venus de s’entasser dans les allées. Les odeurs aigres de transpiration se mêlaient aux parfums agressifs et au lourd remugle du ventre de la cité.
Bart transpirait. Son cœur battait de plus en plus vite, branché sur l’accélération vertigineuse du temps. Un groupe d’Asiatiques, des Chinois sans doute, s’était massé à l’avant de la voiture. Malgré la multiplication des attentats suicides, des voitures piégées et des prises d’otages, les touristes étaient réapparus quelques années après la fin de la guerre. Les bombardements avaient défiguré Paris, mais laissé intacts la plupart des monuments célèbres, Notre-Dame, la tour Eiffel, le Louvre, les Invalides, l’opéra Garnier… Si ceux-là ne descendaient pas à la prochaine station, ils repartiraient pour leur Chine natale dans des sacs étanches plus ou moins volumineux selon l’état de leurs cadavres. Ils parlaient et riaient fort, l’appareil photo ou le caméscope autour du cou, les yeux brillants, les mains agitées ou nouées sur leur ventre replet. Ils regagnaient sans doute leur hôtel après un dîner dans l’un de ces restaurants où l’on associait cuisine française et cuisine asiatique, histoire de ménager les palais orientaux. Ils auraient pu monter dans le métro suivant ou dans le métro précédent, mais non, il avait fallu que ces cons viennent se fourrer dans la voiture où était tapie une BH, une bombe humaine, ils avaient parcouru des milliers de kilomètres entre Pékin et Paris à seule fin d’être réduits en charpie.
Tendu, Bart observa les passagers avec une attention proche du recueillement. Un fil invisible, insécable, l’attachait à ces êtres humains aux visages las, aux regards éteints – déjà éteints –, à la femme noire vêtue d’un boubou traditionnel, à l’homme malingre au teint crayeux qui se passait sans cesse la main sur le front pour déplisser ses rides, au garçon et à la fille qui se tenaient par la main et se scrutaient avec fièvre, aux trois adolescents qui ponctuaient chacune de leurs phrases de ricanements stupides, aux deux nanas qui semblaient parader dans leurs fringues neuves, à moins que ce ne fût dans leurs seins neufs, dans leurs lèvres neuves, dans leurs amours neuves, aux autres, à tous les autres…
C’est alors qu’il croisa son regard. Il ne l’avait pas vue monter dans la rame. Vêtue d’un tee-shirt et d’une courte jupe noire, elle lui souriait. Au milieu de son ventre découvert et lisse brillait une énorme pierre, fausse évidemment, sertie dans son nombril. Ses cheveux noirs et son teint mat trahissaient ses origines nord-africaines ou moyen-orientales, un physique insolite dans une Europe expurgée de ses ressortissants ousamas. À moins encore qu’elle ne fût de Sicile ou de Grèce. D’une beauté stupéfiante en tout cas. Un mètre soixante-cinq ou six de provocation, de sensualité, d’insolence. Un réflexe poussa Bart à jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle ne dévisageait personne d’autre que lui. Ses yeux immenses et sombres l’enveloppaient de soie. Les autres ne semblaient pas avoir remarqué sa présence – les trois ados ne la mataient même pas. Bart douta un instant de ses perceptions et se frotta les paupières d’un revers de main. Elle était toujours là lorsqu’il rouvrit les yeux, agrippée à la barre métallique, le sourire vissé sur ses adorables lèvres.
Les lumières brutales de la station Cité s’invitèrent par les vitres. Les touristes chinois ne descendirent pas, ni d’ailleurs les autres passagers de la rame. Aucun d’eux ne saisit la dernière chance qui leur était offerte. Bart sortit son téléphone portable de sa poche et posa l’extrémité du pouce sur la première des trois touches. Dans moins d’une minute, il composerait le code entier et se pulvériserait dans une bulle de chaleur intense. Le parrain avait précisé, avec un petit rire de gorge, que le semtex ne laisserait rien de lui, pas même un fragment d’os, un bout de cheveu ou une rognure d’ongle.
« Comme l’identification de la BH est parfaitement impossible, n’importe quel groupe pourra revendiquer l’attentat en toute légitimité, TON PUTAIN D’ATTENTAT, MEC… »
Le regard de la fille, toujours rivé sur lui, fissura les certitudes de Bart. Déjà la mort lui paraissait moins nécessaire, moins glorieuse, déjà il s’imaginait serrer l’inconnue dans ses bras et se blottir dans son odeur, déjà il se projetait dans un temps qui allait au-delà des quarante dernières secondes de sa vie. Il avait pourtant juré de ne pas fléchir au seuil de la mort, et l’amour, à défaut le désir, faisait partie des valeurs qu’il avait solennellement rejetées.
Il consulta le minuscule écran à cristaux liquides de son téléphone portable. Un cadeau du parrain. Les réseaux cellulaires, rétablis depuis peu, se limitaient aux villes de grande et moyenne importance, mais déjà les opérateurs relevés de leurs cendres promettaient de couvrir les campagnes d’antennes et de paraboles. L’agence spatiale européenne parlait également de réexpédier des fusées et de cribler l’espace de satellites. Bart ne s’était pratiquement pas servi de son téléphone portable. Il vivait en permanence avec les seules personnes qu’il aurait pu appeler, les membres de la cellule 22. Et puis les grandes oreilles des keufs captaient toutes les conversations téléphoniques. Les Européens avaient accepté l’intrusion permanente de la loi et de la police dans leur vie privée au nom de la lutte impitoyable menée contre l’ennemi de l’intérieur et les terroristes de tous poils.
22.59.
Les chiffres fatidiques allaient bientôt s’inscrire sur l’écran. Quelque part dans Paris, un correspondant entendrait la sonnerie et activerait le dispositif de mise à feu. Des coups de tonnerre répétés et puissants roulaient dans la poitrine de Bart. Il vibrait de la tête aux pieds. Les rigoles de sueur jaillissaient à la base de son cou, sillonnaient ses flancs, son bassin, se faufilaient le long de ses cuisses. Elles suivaient le tracé des fils, des circuits imprimés et des pains de semtex insérés sous sa peau. Au sortir de son opération, il avait palpé les légers renflements dessinés par les gaines des fils ou les emballages de silicone, les cratères en voie de cicatrisation. Il n’avait ressenti aucune douleur, seulement des frémissements, des frissons de jouissance presque. Possédé par la mort, la maîtresse qu’il avait désirée de toutes ses forces. L’opération les avait fiancés, le moment était venu de consommer leur union. Il s’était longuement admiré dans un miroir en pied.
Il releva la tête et croisa le regard de la fille brune. Une apparition, une fée. Elle avait le pouvoir de figer le temps. Autour d’elle les passagers lisaient, papotaient, s’égaraient dans les labyrinthes de leurs pensées. La mort les cueillerait par surprise. Sans doute marqueraient-ils un temps d’hésitation avant d’admettre enfin que leurs corps venaient de les plaquer. Bart avait toujours brûlé de savoir ce qui se passait de l’autre côté, si on gardait la conscience de cette minuscule portion d’espace qu’était le corps, si on glissait immédiatement dans l’oubli, si quelqu’un vous conduisait devant un juge suprême à la barbe blanche et au regard sévère… Serait-il, lui, Bart, accueilli par les membres de la cellule 22 qui l’avaient précédé dans l’au-delà ? Serait-il jeté dans les flammes de l’enfer ? Admis dans le paradis ?
Ses vêtements détrempés lui collaient à la peau. Il ne lut aucun trouble, aucun reproche dans les yeux noirs de la fille, et pourtant il comprit qu’elle savait. Peut-être appartenait-elle à un autre de ces mouvements nihilistes qui pullulaient dans les caves et les catacombes de Paris ? Peut-être était-elle bardée de fils et de micro-pains de semtex ? Peut-être allaient-ils allumer un feu d’artifice commun ?
Le pouce de Bart heurtait en cadence la touche de son téléphone. La fille s’estompait dans son champ de vision, posée sur une frontière d’ombre, à cheval sur deux mondes.
Une messagère de l’au-delà,
À demi aveuglé par les gouttes de sueur, Bart pressa maladroitement la touche. La rame freina brutalement et le projeta sur son voisin, un homme à la large carrure qui l’excusa d’un geste conciliant. Il se redressa en grommelant et appuya sur la deuxième touche de la combinaison. Autour de lui les faces tourbillonnaient dans les ombres et les lumières. Il ne put s’empêcher de lever les yeux sur la fille. Un courant violent le souleva du plancher et l’emporta vers elle. Il tendit la main vers son visage. Au moment où il croyait la toucher, elle se déroba. Il perdit à nouveau l’équilibre, se rattrapa à la barre verticale. Son téléphone lui échappa des mains, tomba sur le plancher, percuta le bas de la porte. Une femme s’accroupit pour le ramasser et le lui tendre avec une mimique de désolation. Il s’en empara en grognant un remerciement. La rame quitta la pénombre du tunnel et pénétra au ralenti dans la station Halles.
Bart chercha des yeux la fille entre les passagers qui se ruaient déjà vers la sortie. Il attendit que la rame s’arrête, que les portes s’ouvrent, que la voiture se vide de la quasi-totalité de ses occupants. Il crut la distinguer de l’autre côté des vitres. La foule et la pénombre absorbèrent sa silhouette vive et gracile. Il se rua à son tour vers le quai, fendit un groupe d’hommes bruyants et vêtus de costumes stricts, s’engagea dans l’un des deux escaliers qui descendaient vers l’ancien Forum des Halles.
Il abandonna les recherches au bout d’une demi-heure, admettant enfin qu’il ne la retrouverait pas, qu’elle n’avait sans doute existé que dans son imagination. Il croisa le groupe de touristes chinois dans la rue Saint-Denis. Les sex-shops avaient refleuri malgré la vague de puritanisme. Les putes, jeunes et moins jeunes, outrageuses ou discrètes, hantaient à nouveau les portes cochères et les recoins obscurs des rues. Les chrétiens, et particulièrement les évangéliques, de plus en plus nombreux, réclamaient avec véhémence l’interdiction totale et définitive du commerce du sexe. Tôt ou tard ils obtiendraient gain de cause, tôt ou tard les tentations de la chair auraient disparu des cités européennes.
Bart se demanda comment justifier son échec devant le parrain et les autres membres de la cellule 22. Il n’allait tout de même pas leur raconter qu’une apparition, un mirage, une meuf fantôme, lui avait coupé l’envie de mourir. Il prétexterait qu’il avait été bloqué par un contrôle interminable, qu’il n’avait pas pu prendre le métro à temps, qu’il avait préféré remettre à plus tard l’attentat, qu’il n’avait donc pas composé le code : après tout, c’était au principal intéressé, à l’homme de terrain, à la BH, de juger si le moment était propice, et il n’avait pas voulu tirer son feu d’artifice à vide, gaspiller son précieux attirail explosif pour une misérable poignée de morts et de blessés.
Il lui fallait gagner du temps. Comprendre pourquoi cette fille, réelle ou non, s’était dressée sur sa route.
Trouver un chirurgien qui accepterait de le débarrasser de son chapelet de semtex.
Et, pourquoi pas, se remettre à vivre.